Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
15/3 – Dimanche après-midi, je me suis rendu dans une des meilleures boulangeries de Coimbra. D’habitude, elle déborde de chalands. À toute heure, le pain y est chaud, les viennoiseries craquantes, le café frais moulu. Quatre clients attendaient leur tour. Des marques rouges indiquaient les distances de sécurité à respecter. L’État n’avait encore rien imposé. Les patrons ont donc improvisé. À deux mètres, le dos d’un vieil homme. J’ai offert le mien à une femme portant masque et regard inquiet. Nos corps vont-ils mémoriser l’intervalle en question ? Tiendrons-nous la distance après le confinement ?
16/3 – Lors de ma promenade rituelle dans les collines ceignant la ville, je n’ai rien vu, rien entendu. Enfin si, des pépiements, des aboiements dans le lointain, une vague rumeur rappelant qu’au-delà des vals et des cimes, on continue à vivre. Un musicien travaillant ses gammes au trombone, un gamin lançant son ballon de basket. Ce n’était pas le silence, plutôt un environnement sonore débarrassé de ses scories. La quasi absence de circulation ouvre des perspectives pour l’auditeur attentif. Au retour, mon enfant a posé la question habituelle : avais-je vu quelque chose ? Rien, répondis-je. Je n’ai rien vu à Coimbra. Comprend-il tout ce que ce rien recouvre ?
18/03 – Une terrasse achalandée, des tables proches les unes des autres, un service insouciant. Le patron affairé serre les mains, salue la pratique tout en fourguant des croissants rassis au prix du croissant frais. Sa chaleur ne vaut guère plus que sa camelote. Il faut le comprendre. Avec le confinement, l’homme perd raison d’être et gagne-pain. Depuis quelques heures, le rideau est tombé sur la scène où s’agitait ce petit monde. L’acteur principal erre dans les coulisses tandis qu’une poignée de figurants s’enquière de la possibilité de prendre un café en douce. L’expresso du jour précédent est encore dans toutes les bouches et celui de ce matin a déjà le goût de la clandestinité.
19/3 – Dans la ville morte, une affiche attire l’attention. Une jeune femme vante les sous-vêtements CK le regard mutin, les jambes ouvertes, les mains abandonnées à la hauteur du sexe. Privée de badauds, la publicité ne fonctionne pas. La campagne n’excite plus la compulsion d’achat ni l’appétit des obsédés. Sans boutiques, l’économie du désir tourne à vide. Avide de lendemains radieux. Non loin de là, les lieux de pouvoir et de savoir ressemblent aux bâtiments abandonnés d’un Empire en décadence. Les prédateurs qui hantaient couloirs, bureaux et salles de cours ont regagné leur tanière. Ils n’effraient plus les étudiantes, ne se tiennent plus à l’affût de la moindre occasion. Ébauchent-ils de nouveaux pièges en ces temps de confinement ? Se préparent-ils également à l’après ? Qui sait si la photographie n’aiguise pas leur soif ? Ce corps offert en pâture rappelle qu’en ces parages, un virus sournois a fait bon nombre de victimes dont aucune statistique ne rend compte.