Le « journal pandémique » a été tenu par différents auteurs et amis du Chien à deux queues de mars à juillet 2020.
Catégorie : Uncategorized
Fragments de Coimbra (23)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
30/4 – Ces derniers temps, j’ai l’impression d’évoluer dans un film de Woody Allen. Une comédie absurde des années 1970. Dira-t-on encore dans quelques années que la cigarette nuit gravement à la santé ? Selon une étude publiée dans le New England Journal of Medecine, la proportion de fumeurs parmi les personnes contaminée par le SRAS-CoV2 est faible. En France, sur les 11.000 patients hospitalisés début avril, 8,5% étaient des fumeurs alors que le taux de fumeurs quotidiens y est de 25,4%. Avancé de la sorte, le propos ressemble à un trait d’humour. Cependant, les résultats ne diffèrent guère en Chine, pays de fumeurs invétérés. La nicotine serait impliquée dans l’histoire. Elle se fixe sur le récepteur cellulaire utilisé par la bestiole, l’empêche de proliférer et de ravager nos cellules. Si le ministre français de la Santé en donne l’autorisation, on testera l’efficacité des patchs de nicotine aussi bien en prévention, sur le personnel soignant, qu’en traitement, notamment sur les patients en réanimation. Les chercheurs pensent même que les fumeurs contaminés et internés ne devraient ni arrêter de fumer ni être sevrés. Leur état risquerait de s’aggraver. En fins connaisseurs de la nature humaine, ils rappellent toutefois que la clope, pour la santé, ce n’est pas top. Des fois que les lecteurs distraits se précipiteraient dans les rares magasins disponibles pour ajouter des cartouches aux aliments de première nécessité. J’avance ma propre hypothèse scientifique. Peut-être en va-t-il du tabac comme de la nourriture. Tout dépend de la qualité. S’il en va de la sorte avec le poison vendu par les multinationales, que ne ferait un bon produit bio du terroir ! Après l’hypothèse, assez audacieuse je l’avoue, il y aura la phase de test servant à confirmer, ou non, la pertinence de l’intuition initiale. Le risque prouvé existant, j’attendrai quelques années avant de passer à la pratique. Si j’arrive à 75 ans, je me mets au cigare journalier. Pas n’importe lequel ! Du tabac biologique de la Semois, garanti commerce équitable. Imaginons un instant que la consommation régulière révèle la validité de l’hypothèse. Rien moins qu’un retournement de perspective ! Et un changement de taille sur les paquets. « La cigarette industrielle tue, provoque des maladies cardiaques, des cancers. » Comme nous sommes en pleine période révolutionnaire, je propose de tester aussi la nouvelle communication sur les emballages de malbouffe. « Le hamburger industriel nuit gravement à la santé. » Où suis-je donc en ce moment ? Dans la réalité ou dans un film ?
Fragments de Coimbra (22)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
28/4 – La Covid-19 touche tout le monde, mais pas de la même façon. Un peu partout en Europe, des témoignages concordants rapportent des situations préoccupantes dans les résidences et maisons médicalisées pour personnes âgées. Si certaines jouent carte sur table, d’autres préfèrent l’omerta. Ainsi dans une ville du nord du Portugal, la Résidence du Commerce mise sur la stratégie du silence et de la porte close pour éviter le scandale. Les informations filtrent malgré tout : des personnes contaminées côtoient des personnes saines, pénurie de matériel de protection pour les employés. Les premières semaines de confinement, on y a travaillé sans filet. Des tests ? Quelques-uns. Les résultats ? Au frigo. La conclusion d’une inspection de l’autorité compétente fait froid dans le dos. Elle évoque une bombe à retardement. Les travailleurs ont peur, ils ne veulent pas perdre leur gagne-pain. Pas question de parler avec la presse. Sous couvert de l’anonymat, on évoque des menaces de procès. Les familles des résident.e.s attendent de l’autre côté du mur. Personne ne répond plus au téléphone. L’inquiétude gagne. Les esprits s’exaltent. « Si ça se trouve, ma mère est morte ! » Au Portugal, les gens ne sont pas tous égaux devant la vieillesse, le confinement et la bestiole. Si le monde rural échappe à la pandémie, les villes constituent des foyers de choix. Et à l’intérieur de celles-ci, le capital fera encore la différence entre les résidences. On retrouve des situations similaires en Belgique, en Espagne et en France. Dès le départ, les MRS n’ont pas fait l’objet de la meilleure attention. Pas ou peu de tests disponibles pour le personnel (alors que l’ensemble devrait être testé tous les quinze jours selon les recommandations en vigueur), manque de masques, de gants, de surblouses. Quant aux vieillards… Ce monde-là nous tend un miroir. Nous nous y refléterons un jour. À partir de quand un être humain est-il tenu pour quantité négligeable ? Après 65 ans, 70, 75 ? Le confinement en résidence tient de l’incarcération. 23h45 sur 24 dans une chambre. À quelques minutes près, c’est exactement ce que vivent les prisonniers. Le confinement-enfermement crée les conditions idéales pour le développement du syndrome de glissement. En termes simples : celui/celle qui en est atteint se laisse dépérir. Le statut d’être humain ni la dignité ne se perdent avec l’âge alors que l’indignité touche des êtres plus jeunes. Le ministre hollandais des finances en constitue l’illustration. Le niveau éthique d’une société s’estime, dit-on, à la façon dont elle s’occupe de ses prisonniers et de ses fous. On devrait y inclure les vieillards.
Fragments de Coimbra (21)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
25/4 – Avril, le mois des bonnes révolutions. Dans l’immeuble opposé, un quatuor improvise Grândola, Vila Morena a capela. Il s’agit de marquer l’anniversaire de la Révolution des Œillets par temps de confinement. Les manifestations interdites, le Parlement en sourdine, il faut trouver d’autres moyens de commémorer la liberté retrouvée. À Lisbonne, un citoyen âgé défile seul, drapeau portugais imposant sur l’épaule. Il faisait partie de la principale colonne descendue sur la capitale lors du coup d’État. À Coimbra, c’est donc ce chœur qui rappelle au voisinage que la démocratie ne tombe jamais du ciel, qu’il s’agit d’un combat quotidien. Avec Bella Ciao, la chanson de José Afonso constitue un des symboles universels de la résistance à l’oppression. Après une première interprétation à 15 heures, les voisins mélomanes reprennent à 22 heures pour accompagner celles et ceux se réunissant sur leur balcon. Cela fait maintenant plus d’un mois que nous applaudissons tous les soirs. Avec plus ou moins d’intensité, mais avec constance. Applaudir et chanter ne changent pas un monde. Cela crée néanmoins des contacts, un point de départ. Descendrons-nous dans la rue pour défendre les secteurs de la Santé et de l’Éducation avec l’esprit d’avril ? L’État sortira-t-il plus fort face aux intérêts privés ? Connaitrons-nous les Trente glorieuses 2.0 ? Les compagnies aériennes, le rail retourneront-ils dans le giron de l’État ? Injectera-t-on de l’argent dans les entreprises privées ou octroiera-t-on un revenu universel à toutes et tous à partir de 18 ans ? « Utopique ! » rétorqueront les défenseurs du néolibéralisme. Pas plus que de penser la Démocratie sous le Portugal de Salazar, de prévoir un Système National de Santé ou l’accès à l’éducation pour toutes et tous en 1975. Autant d’utopies devenues réalités grâce à la Révolution des Œillets.
Grândola, vila morena
Terra da fraternidade
O povo é quem mais ordena
Dentro de ti, ó cidade…
Fragments de Coimbra (20)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
21/4 – 23 heures sur 24h enfermés dans nos cellules. Plus de visites. Vous me direz qu’en prison, le confinement, on connait. Que de toute façon, on est là pour ça. Pour payer notre dette. Pour l’instant, on paie double, voire triple. Un gardien testé positif suffit pour lancer l’alarme. Le pire, c’est la rumeur. Elle galope comme la grippe. Du genre, la bestiole saute d’un maton à l’autre, puis des matons aux taulards. Moi, je ne sors plus. J’écoute les bruits de couloir et la radio, je téléphone une fois par semaine à ma mère. Tout le monde a peur. En prison, la dose de flippe est double, elle-aussi. Un exemple pour comprendre. On distribue les tartines de la main à la main. Depuis quelques jours, il y a des masques mais pas de gants. Vous les mangeriez, les tartines ? Vous me redirez qu’on paie notre dette. On n’a qu’à se laver les mains. Ce n’est pas possible pour la plupart. Si tu n’as pas de blé pour cantiner, t’as droit qu’au morceau de savon offert par l’administration et pour l’instant, il n’y en a plus. Et le préau ? pas fait pour les chiens le préau ! Vous pouvez quand même prendre l’air. Sauf que lorsque vous lâchez des fauves dans un espace clos, ça finit mal. Coups de poings, de couteaux bricolés, pétages de plombs. Normal, non ? Avec des fauves en ébullition à cause de la rumeur. En plus, il n’y a pas que le savon qui manque. Plus de visites, ça signifie plus de joints, plus de boulettes, plus rien. Or, la drogue est indispensable en taule. Pour les prisonniers comme pour les gardiens. On dit souvent que les prisons ressemblent à une marmite à pression. Eh bien, le haschisch, c’est un peu la vapeur qui sort de la cocotte. Je sais bien que sur l’échelle des préoccupations, nous ne sommes pas bien haut. Hépatite, tuberculose, désordres mentaux prolifèrent dans tous les établissements pénitentiaires du pays. Une rage de dents ? En théorie, tu peux demander à voir un dentiste. En pratique, tu te soignes avec les moyens du bord ou tu trafiques avec l’extérieur. Vous avez vu Un prophète d’Audiard ? Dans la vraie vie, c’est pire. Par temps de pandémie, c’est un cauchemar.
Fragments de Coimbra (19)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
19/4 – On attend beaucoup de nos dirigeants depuis quelque temps. Gérer le confinement et ses conséquences, raccommoder un système de santé publique mis à mal lors de la dernière crise économique, éviter pénuries et polémiques. Face à la bestiole, les actes de certains tiennent à l’impossible. Selon un quotidien portugais de qualité, le Premier ministre « interdit la Pâque et ferme les aéroports ». Interdire la Pâque dans un pays catholique ? Quel exploit ! L’homme est soit doué soit inconscient. Il s’agit en fait de défendre aux émigrés portugais de rentrer dans leur village lors des vacances. Cependant, la question de la commémoration pascale reste entière. Pas question pour les fidèles de se réunir à l’occasion de la messe. En même temps, je les imagine mal célébrer la Résurrection du Messie via Zoom ou Skype… La période est propice à l’imagination. À Coimbra, un curé a décidé de porter la bonne parole dans les quartiers périphériques à bord d’une smart décapotable. Vue de loin, elle ressemble à un jouet télécommandé doté d’une figurine agitant le bras de façon mécanique. « Alléluia. Alléluia. Le Christ a ressuscité. » Comme il n’est pas question d’interactions sociales, encore moins d’embrasser la Croix, les fidèles se regroupent au balcon, sur le pas de la porte, dans les voitures. L’automobile file, la chasuble et les paroles sacrées flottent dans le vent. La scène évoque une visite présidentielle ou la caravane d’une course de kermesse. La capacité d’adaptation des catholiques m’étonne. Je les pensais moins branchés. Fin de cette sacrée journée à 21h avec la transmission de l’Eucharistie sur la page Facebook du Centre pastoral Sœur Lucia. Une question qui ne me taraudera pas longtemps : la transsubstantiation virtuelle opère-t-elle de la même façon que dans la réalité ? En ce cas, le Wifi fait des miracles.
Fragments de Coimbra (18)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
17/4 – Certains câbles lâchent après quelques semaines de confinement. Pas toujours où on les attend cependant. Deux membres du personnel académique d’une université flamande nourrissent une fable pour notre temps. Au beau milieu de la nuit, ils donnent un cours virtuel à une centaine d’étudiants. Enseigner à minuit ? Soit l’université exploite son personnel sans vergogne soit les compères outrepassent certaines règles. Ces adeptes d’une pédagogie alternative accompagnent le live de musique à plein volume. Alerté par ce tapage inhabituel, le voisinage à la police fait appel. Les plus susceptibles crieront au corbeau, mais l’accusation ne vaut qu’en période d’occupation. Face aux intrus, passant à l’offensive, les profs se croient beaux. Et braves. Sieg Heil ! lance l’un des bravaches. Le bras droit tendu. La tunique bleue insultée réclame sa carte d’identité à celui qui se la joue Apache. Ça sent le clash. Piqués, l’homme et son comparse optent pour le mépris de classe.
– De quel droit jouez-vous au potentat ? Disposez-vous d’un mandat ?
– Monsieur, votre salut constitue une infraction à la loi sur le racisme. Devant vos étudiants, vous manquez de civisme.
Car les deux scientifiques ont oublié le public en ligne, qui goûte les termes de l’algarade. Sentant l’aubaine, quelques-uns déjà enregistrent les tirades. Ne lâchant rien, les illustres membres de l’université congédient ensuite leurs policiers. Tout bon enseignant tirant profit des circonstances, ils poursuivent leurs activités pédagogiques sur le thème des dérives fascistes du confinement. Que retenir de ce propos inconsistant ? On peut imaginer qu’après une période de dégrisement – la hiérarchie a suspendu les deux résistants –, ils entendront l’échec de leur endoctrinement.
Morale : « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments. » René Char, Feuillets d’Hypnos (1943-1944).
Fragments de Coimbra (17)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
14/4 – Facebook et Twitter carburent aux fausses nouvelles et aux cris d’orfraie. Un journaliste fameux le clame : « C’est dingue de plonger le monde dans une récession pour une pandémie qui a tué moins de 100.000 personnes ». Il faut arrêter le confinement pour des raisons économiques. L’heure est grave. Ni les marchandises ni l’argent ne circulent plus. Le système va s’effondrer, avec de nouvelles tragédies, de nouveaux morts à la clé. Relançons la machine ! Il serait plus juste de dire que le système capitaliste risque de basculer. Car il y a bien circulation, de biens essentiels, de personnes travaillant pour le bien-être collectif, de solidarités. Ça circule moins, mais ça circule mieux. Utopie. On découvre le goût des produits frais en circuit court, on privilégie ce qui est à portée de main. Plus de marchandises disponibles 24 h sur 24, sept jours sur sept. Plus d’avions transportant des fraises hors saison. En réalité ? Amazon et Alibaba tournent à plein régime. La marchandise n’a donc pas tout à fait quitté le centre de l’économie capitaliste au profit de l’humain. Les thuriféraires de l’ordre en vigueur ont, cependant, saisi l’existence d’une menace. Des révolutions commencent parfois sur de simples constatations. L’humain prévaut sur le matériel. Si le système vacille, même pendant quelques mois, il ne s’effondrera pas. À moins que nous ne prenions conscience que le travail d’une caissière, d’un éboueur, d’une infirmière possède une valeur sociale autrement supérieure à celle d’un consultant, d’un trader, d’un fiscaliste permettant à ses clients d’éluder l’impôt. Le marché valorise (je ne suis pas assez optimiste pour risquer l’imparfait) des boulots inutiles, mais hautement lucratifs alors qu’il méprise symboliquement des emplois mal rémunérés, mais à haute valeur sociale. Dans le fond, si la situation ne peut plus durer, n’est-ce pas parce qu’elle expose l’inanité du système capitaliste de production et d’échange ? Que nous puissions vivre simplement, en voyageant moins, en consommant mieux, que nous refusions la compétition, les délocalisations, les fraises en hiver, les dividendes, la santé privatisée, cela effraie les cartels… C’est pour cela qu’ils répondront avec l’arsenal habituel : austérité, réformes structurelles, réduction des droits sociaux.
Fragments de Coimbra (16)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
10/4 – La crise économique asphyxie l’Europe. Les entreprises tournent au ralenti, congédient, suspendent les contrats, prennent quelques libertés avec le droit du travail, tentent de retarder l’expédient ultime, la fermeture. La doxa néolibérale retourne sa veste afin de colmater les brèches. C’est le cas au Royaume-Uni. En période normale, quand l’État représente un héritage poussiéreux, deux dogmes soutiennent la pensée dominante : indépendance des banques centrales et interdiction pour celles-ci de financer directement les États. Qui nous endettent sur les marchés à court, moyen et long terme. Pas de dérogation. Aucune alternative. Sauf lorsque les clés s’accumulent sous les paillassons. La banque d’Angleterre vient juste de balayer devant sa porte. Elle financera les dépenses exceptionnelles du gouvernement Johnson, de manière temporaire (il ne faut tout de même pas rêver). Brexit les marchés financiers et leurs contraintes ! Le moment est grave. Plus grave qu’en 2008. Les experts de la Banque mondiale, du FMI, de l’OCDE le claironnent dans les médias : l’État doit intervenir massivement pour protéger le système capitaliste. Pardon ! Pour protéger les entreprises et les travailleurs. En quelques jours, les discours changent de ton. Sans craindre la contradiction. C’est là le sens du retournement de veste. Les gouvernements soutiennent l’activité économique, prennent des participations dans les entreprises en difficulté. Oubliés, les critères de convergence coulés dans le marbre. Le drapeau rouge flotte sur Maastricht. Écoutez ces communistes de Bruxelles, Washington et Paris ! Décrétons le salut commun ! Camarades, face à des rentrées fiscales anémiques, nous prônons l’augmentation des dépenses publiques, l’injection de liquidités, une politique monétaire flexible. Nationalisons les secteurs stratégiques. De belles couleuvres nous attendent ? N’ayez crainte. En 2021, on détricotera tout cela, le marché reprendra ses parts, l’État se rétractera. Et nous réaliserons de magnifiques plus-values ! Non imposables.
E ho trovato l’invasor…
Fragments de Coimbra (15)
Fabrice Schurmans
dans un quadrilatère d’immeubles de huit étages
8/4 – Elle n’a pas le choix. Pandémie ou non. Guerre ou paix. Hiver ou printemps. Kátia Monteiro se lève à cinq heures six jour sur sept. Elle ne se pose pas de questions. Il faut manger, habiller les gamins, leur acheter des fournitures scolaires. Assurer l’intendance, assumer la charge de la famille, en être le centre, l’assise et le toit. Le père, oh le père, absent depuis longtemps. Alors, elle se lève, avale café, galette de maïs, regarde le ciel et, avant de prendre le parapluie, place le masque de protection. Le premier de la journée. Quatre heures, pas plus. Après, se laver les mains, l’enlever en respectant la succession des gestes obligatoires. Sur les trottoirs, d’autres ombres ahanent, le visage sombre. Dans la pénombre, elle se dirige vers l’arrêt de bus. Première station sur le chemin. À la télé, on dit d’éviter la promiscuité. Vivre isolé, travailler à partir de chez soi. Pas possible dans son cas. Les damnées de la rive sud de Lisbonne – a margem Sul – se calent dans l’autobus. On dit de respecter une distance de sécurité. Pas de distance ni de sécurité sur cette ligne. Au-dessus des masques, il y a d’autres regards où se mélangent l’inquiétude et la peur. D’autres femmes qui se sont levées une heure auparavant pour marner sur la rive opposée. Elle voudrait respirer moins profondément, pour limiter les risques. Bientôt, le peuple descend et presse le pas vers l’embarcadère. Deuxième station sur le chemin. Encore des masques, jetables, en tissu, et des visières en plastique, seules barrières efficaces d’après la télé. Est-ce que ça vaut encore quand on est les unes contre les autres ? Là-bas, le cacilheiro tangue sur le Tage. À cause de la maladie, il y a des restrictions quant au nombre de passagers. Alors on se serre un peu plus parce qu’on doit traverser à ce moment précis. Avec le suivant, on arriverait en retard. Kátia sent un serrement dans la poitrine. Et si quelqu’un éternue, même avec un masque ? Chasser la pensée. Sinon, on ne vit plus. Ça passe, ça monte. On s’assied. Elle respire mieux parce que la compagnie impose la distance de sécurité. Pas de voisin immédiat. Dix minutes de répit. De l’autre côté, Lisbonne s’étire dans le matin blême. Après le terminal, l’armée des banlieusardes pressera le pas vers le métro ou un autre arrêt de bus. Dernière station sur le chemin. À sept heures, elle sera rendue, se lavera les mains encore et encore, remplira son seau, y versera du détergeant. Penser aux gestes barrière. Espérer que les enfants suivront l’enseignement à distance. Qu’ils étudieront pour être docteur, pour ne plus prendre ni le bus ni la navette fluviale. Autour d’elle, les blouses blanches s’agitent. Le jour se lève dans le service d’immunologie où Kátia Monteiro lutte aussi contre la bestiole. Dans le silence. Invisible. De l’inquiétude plein les yeux.