Tu Wüst
– Oui, allô ?
– Bonjour Madame la Municipale, c’est Isabelle. Vous avez une fête de nonagénaire cette semaine, une Madame Butschi. Son fils et elle ont appelé ce matin, ils tiennent beaucoup à votre visite. Par contre, ils insistent pour que vous soyez ponctuelle pour 11h. Madame Butschi enterre son mari à 13h.
– Mais je ne vais ni entrer chez elle, ni bavarder longuement vu les circonstances.
– C’est vous qui le sentez. Le cadeau sera prêt comme d’habitude.
Deux jours plus tard, à 10h59 au dernier étage d’un immeuble sans ascenseur, je piétine sur place, indécise. Je me décide néanmoins à sonner chez les Butschi. Au bout d’une bonne minute, une dame haute comme trois pommes ouvre la porte. Elle a enfilé une chemise fuchsia en polyester brillant bien repassée et s’est parée de quelques bijoux pour l’occasion. Son visage s’illumine et sa voix chevrote lorsqu’elle s’extasie sur l’énorme bouquet de fleurs qu’elle me demande de poser sur le guéridon en face de son logement. Puis, je note que ce n’est pas que sa voix, mais tout son corps qui tremblote.
– C’est vraiment très gentil à vous de m’apporter mon cadeau, me dit-elle en s’appuyant sur le chambranle.
– Mais c’est normal. Et je vous souhaite une bonne santé et beaucoup de joie pour votre anniversaire.
A peine sont-ils sortis de ma bouche, je réalise l’inconvenance de mes mots. Elle ne relève pas ma maladresse et me remercie, presque en s’excusant :
– Je voulais absolument mon bouquet pour marquer le coup de mon anniversaire, mais je n’ai pas pu me faire une coupe, m’avoue-t-elle avec coquetterie en passant la main dans ses cheveux mal peignés.
– Bien sûr, tous les coiffeurs ont dû fermer boutique depuis le début du confinement.
– Et je ne peux pas sortir de toute façon, mon médecin me l’a déconseillé.
– Mais… vous n’allez pas à l’enterrement de votre époux ? m’étonné-je.
– Vous savez, tous mes petits-enfants, ils étaient très liés à leur grand-père. Et… c’était soit eux, soit moi, pour la cérémonie. J’ai dû faire un choix.
– Je comprends. C’est un beau cadeau pour eux.
– On s’est mariés en 1955 et on ne s’est jamais quittés, à part ces deux dernières semaines où il a dû être hospitalisé. Je l’ai appelé tous les jours…
– Quel magnifique cadeau !
– Pour qui ? Pour mon mari ?
– Non, pour moi. C’est une bien belle histoire d’amour.