Tina (2)

Lili G.

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était observer les mères de ses copains de classe qui venaient faire leur ravitaillement à la supérette. Elles avaient perdu de leur superbe les matrones qui jadis descendaient pimpantes de leurs quatre-quatre pour récupérer leurs progénitures à la sortie de l’école. Les brushings au cordeau, les reflets cuivrés et les mèches blondes avaient laissé place à des cheveux ternes et filasses aux racines grisonnantes. Et que dire de ces masques grotesques qui mangeaient leurs visages, ne laissant plus voir ni leurs lèvres teintées d’un léger gloss irisé et ni leurs rangées de dents rectilignes d’une blancheur suspecte. Peu à peu, Tina avait commencé à lui trouver de bons côtés à ce virus tant décrié, il était parvenu en quelques semaines à gommer certaines inégalités. Les petites bourgeoises du coin commençaient à ressembler délicieusement à sa mère à elle, qui n’avait jamais eu de cheveux dociles ni de sourire immaculé mais plutôt une coiffure approximative et une dentition quelque peu chaotique.

De son banc, Tina se délectait également d’un autre spectacle qui tous les jours se répétait pour son plus grand bonheur. Juste en face, sous les arcades, elle voyait le libraire, qui des heures durant, restait à se lamenter et à dodeliner de la tête comme un éléphant neurasthénique devant le lourd rideau métallique qui obstruait sa vitrine. Elle ne se réjouissait pas de la fermeture en elle-même de ce lieu qu’elle aimait tant, mais elle se régalait de voir son odieux propriétaire totalement démuni. Lui aussi était descendu de son piédestal, ce crétin qui épiait Tina, chaque fois qu’elle mettait un pied dans sa boutique. Combien de fois, par ses regards remplis de mépris, il lui avait fait sentir qu’elle n’avait rien à faire là. Combien de fois, elle avait eu envie de lui cracher au visage quand elle passait à la caisse, chaque semaine, avec un nouveau livre et qu’il lui disait inlassablement « Tu sais petite, c’est peut-être un peu ardu pour toi, c’est quand même de la grande littérature ! Tu devrais peut-être commencer pas quelque chose de plus adapté à ton niveau ». Mais de quel niveau lui parlait-il ce minable inculte qui n’était libraire que parce que son père l’avait été avant lui ?

(à suivre)